Les ouvriers

Extrait

"Henri et Roland confirment. Comme les autres, personne ne leur aura non plus jamais dit qu’il fallait éviter au maximum le contact avec la dispersion de ces poussières de thorium. Qu’il était formellement interdit de fumer, de manger, de boire à proximité des ateliers, ou des zones de stockage. Ou que nulle femme enceinte ne devait jamais être en contact avec leurs tenues de travail, qu’ils ramenaient pourtant chez eux, et que leurs épouses mettaient dans la machine à laver de la famille. Avec le reste.

La radioprotection des salariés n’a pas de sens économique pour la direction de Fertiladour, dans une optique industrielle où on vous explique que les protections exigées auraient un coût qui menacerait directement l’entreprise, et donc l’emploi. Mais on ne comptabilise pas la casse dont les ouvriers ont fait partie. Les objets contaminés ? À la casse. Les ouvriers en mauvaise santé ? À la casse aussi, en renvoyant au financement public l’avenir de ces personnes, abîmées par la colonisation privée de leurs corps. Les responsables industriels ont empoché les bénéfices de la vitalité de leurs ouvriers, la Sécurité Sociale prendra en charge leurs retraitements. Comme des déchets. Des choses déchues. Déchues de leur utilité première. Rétrogradées du seul statut humain qu’on leur a accordé, l’employabilité.

Ceux qui ont souffert se taisent pour la plupart, comme les terres, à qui on a imposé le choix du silence. De la condamnation à vie. Pour l’éternité ou presque. Sans espoir offert. "

Parmi les ouvriers rencontrés durant ces années de recherches sur Fertiladour, deux ouvriers, Henri Leblond et Roland Gabarrus, ont accepté de parler à visage découvert devant une caméra. Leurs témoignages ont éclairé les pratiques de l'usine en général, et des "années monazite" en particulier, et ont libéré la parole de beaucoup d'autres.
Tous les deux étaient en maladie professionnelle reconnue, atteints de silicose (présences irrémédiables de poussières sableuses dans les poumons) : ils étaient de fait tenus d'être équipés en permanence d'une assistance respiratoire.
En 2011, à une semaine d'intervalle, ces deux hommes sont malheureusement morts, asphyxiés, dans des conditions épouvantables : si elle a reconnu la silicose, jamais leur direction n'a souhaité évoquer la présence de cette terre radioactive dans leurs corps souffrants.

Ce livre leur est dédié, comme il l'est aussi à tous ceux, nombreux, qui ont aidé à soulever le couvercle des dénégations officielles.

Roland Gabarrus

Henri Leblond

Famille Puyau (crédit photo : Sud Ouest)