Port de Bayonne : un livre contre « la honte » signé Ramuntxo Garbisu
article de Pierre Penin pour Sud-Ouest du 30 octobre 2018
Ramuntxo Garbisu autoédite « Sans compter les morts ». Photo : Jean-Daniel Chopin, Sud-Ouest
Le journaliste Ramuntxo Garbisu a longuement enquêté sur les terrains pollués de Fertiladour. Il publie « Sans compter les morts », livre dédié à cette histoire et ses victimes.
C’est son dossier. Lorsqu’il était journaliste pour le site d’EITB, Ramuntxo Garbisu s’est donné à lui. Happé par sa longue et rude enquête sur le site désaffecté de Fertiladour, sur le port de Bayonne. Près de quatre années, entre 2008 et 2012, il a accumulé les preuves de la pollution radioactive du site. Le résultat des « années monazite (1) », où 130 employés de la société Roullier ont broyé le minérai pour les besoins de l’industrie agrochimique.
Il a porté la parole de ceux qui en ont respiré les poussières. Notamment Henri Leblond et Roland Gabarrus, morts de silicose, ces « ronces de sable dans les poumons ». C’est d’abord pour eux que Ramuntxo Garbisu a écrit « Sans compter les morts ».
Le livre autoédité réunit en un volume la matière de dizaines d’articles. Si tout y est, ce n’est pas un pensum technique. L’auteur a plongé en autodidacte dans la complexité scientifique, juridique, les études, les sigles… «Mais je ne voulais pas faire un précis de vulgarisation scientifique. Retenez le chiffre de 4 microsievert par heure. C’est ce que l’on retrouve dans le sol du Fertiladour. Et c’est les ordres de grandeur du Fukushima ou dans la zone rouge de Tchernobil.» Des mesures sur place, il en fait beaucoup, avec l’aide du Cade (2).
En paix
Mais le bouquin fraîchement imprimé propose un texte plus intime que des statistiques accumulées. « Il y a beaucoup de témoignages d’Henri et Roland. Quand ils sont morts, j’ai ressenti de la honte. Ces deux hommes sont morts dans des conditions très dures et dans l’indifférence publique. Sans que rien n’ait empêché ça. Aucune administration n’est allée les voir. » Ramuntxo Garbisu leur donne des guillemets dans un livre. C’est ce qu’il peut faire, alors il le fait. Peut-être pour être en paix, ce sentiment si éloigné de ces années à remuer cette terre pourrie.
« Ces deux hommes sont morts dans des conditions très dures et dans l’indifférence publique. »
Journaliste, il avait produit un documentaire sur le sujet au titre ironique : « Dans le port, on nous dit que tout est bon. » La société d’études basque Eusko Ikaskuntza l’avait primé en 2012. Son réalisateur avait alors commencé à écrire cet ouvrage. « Pour transcrire ce qui était dit quand la caméra s’éteignait. » « Sans compter les morts » n’est pas un livre de journaliste. « C’est un travail d’écrivain. Dans le sens où il montre que quand tu t’attaques à une histoire pareille, ta propre histoire la traverse. »
C’est après la rédaction que l’auteur a « eu la surprise » de se rencontrer dans ses propres lignes. L’écho de son père maçon « qui a vécu dans la poussière ». Le temps vorace du reportage « où tu te rends compte que tu ne vis plus que pour ça ». Avec les conséquences personnelles, familiales que suppose pareille exclusivité. Le journaliste d’alors n’a jamais récusé une approche à la frontière du « gonzo ». Cette façon américaine, marginale, de journalisme ultra-impliqué.
Les pages transpirent cet engagement. « Le livre décrit aussi le temps entre le moment où on a l’info et celui où on la publie. Publier protège… » Et de décrire plus que des pressions, des menaces.
« Un livre d’amour »
Ramuntxo Garbisu n’épargne pas les dirigeants de Roullier. Il les toise même, au détour d’un paragraphe qui les inviterait presque à l’attaquer pour son bouquin. « Ceux que je désigne comme les méchants de l’histoire se diront peut-être : ‘‘Le revoilà, lui.’’ Mais je ne l’ai pas écrit pour ça. Je l’ai écrit pour éteindre cette honte que je ressentais après la mort d’Henri et Roland. »
Il a scrupuleusement noté leurs paroles, accompagnées du « tchuuuk… clac » de leurs appareils respiratoires. Il décrit l’extinction des hommes. Leurs femmes qui racontent « l’impression de se noyer » dès qu’ils tentent de dormir. Jusqu’au jour où les passionnés n’ont plus ni la force ni le goût de suivre le vélo ou le rugby à la télé. Ils vont mourir. Plus que le dossier Fertiladour, dont l’auteur a permis de connaître les détails, c’est la tendresse qu’il consacre à ces gens de peu, chair à profit, qui fait le sens du livre.
Ramuntxo Garbisu vit à Tanger, aujourd’hui. Lorsque l’agent marocain de la police aux frontières lui demande son métier, il répond « écrivain ». « Mais qu’est-ce que vous écrivez ? » « Je réponds : ‘‘Une histoire d’amour qui se passe en France.’’ Je crois que c’est ça, ce livre. »
(1) Jusqu’en 1992.
(2) Collectif des associations de défense de l’environnement.
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